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Islande : d’un séisme à l’autre

Le grand nettoyage a commencé depuis plusieurs jours. Le préambule ne vise pas les quelques centaines de volontaires qui réparent les dégâts causés dans le sud de l’île par la récente éruption de Eyjafjöll. Cette volcanique allusion concerne en réalité les conséquences d’un autre séisme, non moins dévastateur, engendré par la publication du rapport de la SIC (Special Investigative Commission) et qu’un épais nuage de fumée a dissimulé de l’attention médiatique durant plusieurs jours.

L’enquête visait à cerner les origines de la crise qui, en octobre 2008, a brisé l’Islande dans son élan expansionniste. Dans leurs conclusions, présentées le 12 avril dernier devant l’Althing (le Parlement Islandais), les rapporteurs avaient pointé « l’extrême négligence » des dirigeants de l’époque, au rang desquels Messieurs Haarde, Mathiesen et Sigurdsson, respectivement Premier Ministre, Ministre des Finances et Ministre du Commerce, figuraient en bonne place. Tout comme David Oddsson, qui dirigeait la Banque centrale en 2008 et qui a quitté le pays peu de temps avant la publication du rapport, dans un probable et soudain accès de timidité. En l’espace de quinze jours, démissions en cascade, manifestations émouvantes de regret et ultimes barouds indignés de certains responsables se sont succédés ; chaque jour apportant son lot de tristes révélations ou d’accusations sordides avec des perceptions d’autant plus mitigées qu’aucune suite judiciaire n’a pour l’instant été donnée. Les rapporteurs ont ainsi offert à la vindicte publique les noms des dix parlementaires (dont sept étaient ministres à l’époque) ayant profité, directement ou non, de prêts sans garantie pour un montant total d’environ 50 millions d’euros, dans les semaines et les mois qui précédèrent la chute finale pourtant prévisible. Un système bien rôdé. Et une édifiante illustration de l’étroite collusion qui existait entre les milieux des affaires et ceux de la politique.

Les médias aussi « ont échoué ». Entre 2006 et 2008, la commission d’enquête a établi que la grande majorité des dépêches relatives à la santé financière des compagnies islandaises étaient rédigées sur la base d’éléments communiqués directement par ces dernières. Fort logiquement, la plupart de ces informations témoignaient d’une situation, on ne peut plus positive.

Vinrent les remords appuyés de quelques rares « coupables » désignés, qui raisonnèrent tels les sanglots longs de violons autochtones mal accordés ; des regrets pathétiques qui ne furent pas accueillis avec la compassion attendue.

Les seules excuses acceptables eurent consisté à rendre à la nation l’argent détourné

écrivait Vilhjálmur Bjarnason, de l’Université d’Islande, en réponse au courrier d’auto-critique mielleux de l’homme d’affaires Björgólfur Thór Björgólfsson. Nombreux sont ceux qui ont sinon douté de la sincérité de ces démonstrations soudaines d’affliction, en tout cas déploré qu’elles ne se soient pas manifestées plus tôt.

Certains, tel le journal anglophone Grapevine, constatèrent avec amertume qu’en dépit de quelques démissions d’anciens ministres et actuels parlementaires (comme celles de Björgvin G. Sigurdsson ou de Thorgerdur Katrín Gunnarsdóttir), la tendance générale n’était pas à la résipiscence. Elle confinait davantage à la pratique bien connue de la « patate chaude ». Un jeu auquel participa l’ancien Premier ministre Geir H. Haarde avec une indéniable habileté, rejetant promptement le tubercule de la faute sur l’incompétence des banques.

Qualifié de « majorette au service des hommes d’affaires » par un membre du Parlement pour s’être impliqué personnellement dans les activités d’un certain nombre d’entreprises, le président de la République Ólafur Ragnar Grímsson ne fut pas non plus épargné. Bref, depuis deux ans, l’activité sismique de l’île enregistre un très net regain d’activité. Et pas que pour ses volcans.

Le rapport « vérité » a été transmis au Procureur spécial Hauksson qui devra déterminer si des poursuites peuvent être envisagées auprès d’une Haute Court Nationale. Les personnes reconnues coupables d’avoir peu ou prou contribué à la quasi-faillite de tout un pays et à la paupérisation de milliers de ses habitants risqueraient… jusqu’à deux ans de prison. Pas de quoi pousser mémé dans les sources d’eau chaude. Quoi qu’il en soit, de l’aveu même du procureur désormais en charge du dossier, les compléments d’enquête nécessaires vont réclamer sinon beaucoup de temps, en tout cas plus de moyens humains. C’est également l’avis de l’ancienne juge franco-norvégienne Eva Joly, qui assiste le procureur dans sa mission. Elle estime qu’une équipe de 80 personnes serait nécessaire au lieu de la trentaine actuellement disponible, pour accélérer le processus d’éventuelle mise en accusation.
En définitive, indépendamment des fautes relevées par la commission, c’est le modèle de société islandais dans sa globalité que le rapport a contribué à ébranler durement. Car au-delà des fautes (des délits ?) commises par les uns ou par les autres, ce qu’a révélé le rapport, c’est la fragilité du socle sur lequel reposaient les trois piliers qu’auraient dû être l’état, les grandes entreprises et les médias, garants supposés d’un fonctionnement démocratique et économique irréprochable. Si l’actuelle propension des dirigeants à vouloir émousser les responsabilités de leurs prédécesseurs répond à une probable et compréhensible volonté d’apaisement, il n’en reste pas moins que les charges sont lourdes et les erreurs pour le moins équivoques.

La tentation est grande de trouver étonnant que cette « extrême négligence », qui a malencontreusement conduit les responsables à ignorer tous les signaux d’alerte, ait pu dans le même temps s’accompagner d’une extraordinaire présence d’esprit, ayant permis à certains de s’octroyer in extremis de confortables prêts. Le hasard ne fait-il par merveilleusement les choses ?

Chronique publiée dans la rubrique Idées du site Le Monde